Le désir nous éloigne-t-il d'autrui ?
I. Le désir comme élan vers autrui
1. Le désir amoureux, élan du sujet vers un autre sujet
![]() |
Roméo & Juliette |
Faire l'expérience du désir amoureux, c'est constater que l'on ressent une attirance pour autrui. Le désir est souvent connu pour viser autre chose que les autres mais pourtant, le désir peut bel et bien prendre autrui pour objet. Et la puissance du rapprochement qu'il provoque peut parfois être surprenante. L'histoire de Roméo et Juliette permet de mieux comprendre cette idée. En effet malgré tout ce qui sépare nos deux tourtereaux, ils semblent contre la force des choses, aller l'un vers l'autre dans un élan fort. Mais si le désir nous pousse à nous rapprocher de l'autre d'une telle manière, c'est que peut-être, il est ancré en nous depuis la nuit des temps. D'ailleurs, Platon, aide à mieux comprendre cette idée. Dans son oeuvre, le Banquet, il montre que dans des temps lointains, l'homme, androgyne, était complet comme un être parfait, mais qu'il a été coupé en deux par Zeus, ce qui explique le désir amoureux, qui est en fait rien d'autre selon Platon, que la tentative de réunification avec la moitié de laquelle nous avons étés arrachés.
2. Le désir comme désir de reconnaissance
Concevoir le désir sous l'auréole de l'amour et de la douceur, c'est oublier que le désir peut désigner un rapprochement placé sous le signe de la conflictualité. C'est ainsi que Hegel le voyait dans son oeuvre majeure la Phénoménologie de l'esprit, dans laquelle il démontre que ce qui fonde l'humanité de l'homme, c'est ce désir de reconnaissance dont la satisfaction réside en autrui. C'est ainsi que dans la partie intitulée la dialectique du maître et de l'esclave, Hegel montre que le désir de reconnaissance pousse l'individu à aller vers autrui pour un affrontement, ou plutôt une lutte à mort nécessaire dans laquelle le gagnant sera celui qui décide de renoncer à sa propre vie au nom de sa liberté, et le perdant sera celui qui préférera survivre et être dominé par l'autre. Ainsi, le maître sera la gagnant, et pourra dominer le perdant qui sera esclave. L'idée est la suivante : l'individu va vers autrui et a besoin de lui pour être reconnu dans sa supériorité. Le désir de reconnaissance, pour être satisfait, nécessite donc un élan, et le courage d'affronter autrui dans une lutte. On comprend bien en ce sens que le désir, loin de nous éloigner d'autrui, semble plutôt nous rapprocher de ce dernier.
3. Le désir comme imitation du désir d'autrui
D'autre part, on peut imaginer que si autrui est également comme moi, un être de désir, et qu'il est en ce sens capable de désirer les mêmes choses que moi, alors mon désir peut provenir du sien, et vice versa. Nombreux sont les moments dans lesquelles on remarque que l'on ne désirait pas une chose avant de l'avoir vu chez quelqu'un d'autre. On remarque d'ailleurs très bien aujourd'hui comment les grandes marques jouent sur ce point là pour mieux vendre. C'est à dire en provoquant à travers des personnes d'une certaine classe financière et sociale, le désir d'obtenir le même objet, chez les personnes d'une autre classe sociale. Mais cela peut même aller plus loin, on remarque dans certains cas que même l'objet qu'autrui n'a pas, mais qu'il désire, peut provoquer en nous le désir d'obtenir cet objet aussi. René Girard, a mis cette théorie bien en évidence en montrant que le désir était souvent imitation du désir de l'autre, ou désir mimétique, c'est d'ailleurs selon lui, la clé de la jalousie et du snobisme. Ainsi, le désir semble encore une fois, ne pas nous éloigner d'autrui dans la mesure où c'est avant tout autrui qui l'attise en nous.
Transition : De l'amour à l'imitation, en passant par la reconnaissance, on le voit bien, il paraît plus qu'insensé d'affirmer au premier abord que le désir nous éloigne d'autrui, dans la mesure où ce dernier semble être soit la seule condition de satisfaction ou même le moteur du désir justement. Cependant, se limiter à une telle conception du désir, c'est ne voire qu'une part assez commune de celui-ci, or, en y regardant de plus près, on peut y discerner une véritable source de conflit rendant impossible une vie en communauté, donc nous éloignant finalement d'autrui.
II. Le désir comme facteur de destruction et de séparation
1. Le désir est essentiellement violent
Si, comme le pensait Spinoza, le désir est l'essence même de l'homme, alors une chose est sûre, c'est que tous les hommes en sont porteurs, or si tous les hommes en sont porteurs et si le désir désigne la tendance du sujet vers un objet, et que l'objet qu'il vise est réel, alors deux sujets peuvent viser le même objet. La question qui se pose est : que se passe-t-il quand mon désir se heurte au désir d'autrui ? La réponse est simple, il suffit de se remémorer les causes de plusieurs guerres dans l'histoire de l'humanité. Quand deux pays désirent la même terre, le seul moyen pour être satisfait est de tuer l'ennemi qui m'empêche de satisfaire mon désir. Ainsi, autrui n'est plus simplement là de manière innocente, mais devient bel et bien mon ennemi. Une telle conception du désir fut défendue par Thomas Hobbes dans le Léviathan. Pour lui, parce qu'il est un être désir, l'homme à l'état de nature est nécessairement violent, c'est ancré en lui. Le désir, dit Hobbes, ouvre la guerre de tous contre tous. Ainsi, on le voit bien, le désir a également un caractère destructeur, qui, par sa violence, sépare les hommes, et les pousse à se méfier les uns des autres. Cette séparation s'incarne dans l'exemple qu'utilise Hobbes dans l'oeuvre que nous venons de citer : nous verrouillons les portes de chez nous quand nous ne sommes pas là et nous dissimulons les objets nous étant chers, afin que les autres ne s'en accaparent pas. Or, il n'y a pas d'autre conséquence découlant de ce comportement, si ce n'est finalement l'impossible vie en communauté, car le désir des uns cause la méfiance des autres, et la méfiance des autres cause l'éloignement. Ainsi,comme on le remarque le, désir nous éloigne bien d'autrui.
2. Le désir est égoïste
De plus, en s'intéressant d'un peu plus près au désir de reconnaissance, on constate qu'il est finalement un peu de la même nature. Puisque si l'on reprend l'exemple de Hegel dans la dialectique du maître et de l'esclave, on constate qu'une fois que le maître a gagné la reconnaissance après la lutte, il domine l'esclave, qui se met dès lors à son service, et de cette situation, naît une séparation de l'autre au niveau du respect de son humanité, puisque l'esclave perd finalement dans un premier temps sa dignité, il perd le statut d'homme, et devient esclave, tandis que c'est le maître qui reste humain dans la mesure où il a prit le risque de perdre la vie pour son honneur Ainsi, le désir est un facteur d'éloignement et de distinction, en outre les activités entre le maître et l'esclave sont différentes, puisque l'esclave travaille et le maître ne fait plus rien. Cette distinction de l'ordre de l'humain et du non-humain, semble insensée mais est pourtant réelle. Quand les nazis lors de la seconde guerre mondiale, ont capturé les juifs, ils leur ont finalement retiré leur humanité. Pourquoi ? Tout d'abord parce qu'ils ont refusé de les reconnaître comme étant pleinement humains en les traitant avec autant de dignité que des animaux, et d'autre part en ne les faisant pas travailler mais accomplir des tâches.On peut sans problème dire qu'au départ, les nazis étaient finalement animés par le désir de reconnaissance, ou plutôt de domination, mais pourtant ce qu'on remarque, c'est que ce désir provoque un éloignement de l'ordre du statut, à savoir humain ou inhumain. C'est d'ailleurs pourquoi pour Hegel, je ne suis un homme que si autrui m'accorde ce statut. En somme, le désir peut nous amener à nous éloigner d'autrui dans le domaine du statut.
3. L'insatiabilité du désir amoureux
"Mes relations ne durent jamais", cette citation devenue culte, renferme en elle une grande vérité sur le caractère même du désir. Puisqu'en effet, dire "mes relations" signifie ici que le désir a visé de multiples sujets. et s'il a visé de multiples sujets, c'est qu'aucun n'est parvenu à le satisfaire. Ainsi, ce qu'on comprend, c'est que le désir finalement, par son caractère insatiable, condamne l'homme à errer de tentative de satisfaction en tentative de satisfaction, toujours de manière vaine. D'ailleurs, pour Platon, dans le mythe des androgynes dont nous avons parlé dans la première partie, l'homme, parce qu'il est imparfait,est condamné à chercher l'âme sœur sans jamais la trouver. On comprend mieux encore une fois en quoi le désir peut nous éloigner d'autrui, car quand une personne ne nous satisfait pas on finit par s'en éloigner, et parfois, de la souffrance résultant de l'insatisfaction, naît la dépression, qui nous renferme finalement sur nous même, nous rendant ainsi réticent au contact des autres.
Transition: A cette étape de la réflexion, nous en sommes à réduire le désir à une force repoussante, nous éloignant d'autrui par son caractère égoïste et insatiable. Mais pourtant, en y regardant de plus près, on peut constater qu'en première partie, on a prouvé tout le contraire, puisqu'on a fait d'autrui l'objet de satisfaction du désir. Nous sommes censés être en marche vers la solution au problème, mais nous semblons pourtant toujours en être au point de départ, puisque comme lorsque l'on essaye de faire se toucher deux aimant, le désir semble n'être pas enclin à accepter autrui. Mais pourtant, d'un autre côté, le désir semble être indubitablement une marche vers autrui, comme nous l'avons vu avec l'amour, et paradoxalement, quand autrui ne le satisfait plus, le désir nous éloigne de cet autrui pour viser encore une fois un autre autrui. Comment définir ce mouvement bien particulier qu'est le désir ?
III. Le désir comme moteur d'un mouvement dialectique
1. L'objet du désir amoureux, est une autre forme de nous-même
2. On ne désire pas obtenir un objet, on désire qu'autrui en soit privé
On l'a vu dans la partie précédente, le désir, quand il vise le même objet qu'autrui, provoque un conflit qui fait d'autrui, un obstacle et un ennemi qu'il faut éliminer, ce qui fait que le désir nous éloigne d'autrui. Cependant, en poussant la réflexion plus loin, il est possible de distinguer un paradoxe assez profond. C'est encore une fois Thomas Hobbes qui l'a mis en évidence dans son Traité de la nature humaine. Il montre qu'en fait, on ne désire pas un objet pour notre satisfaction, on le vise uniquement parce que autrui le vise aussi. Donc, l'objet du désir n'est pas l'objet réel, mais le fait d'en priver autrui. Car quand je possède un objet qu'autrui désire également, il est obligé de reconnaître ma supériorité. L'objet du désir est donc en réalité l'aveu du pouvoir, ou plutôt l'honneur. Tout désir selon Hobbes est désir de pouvoir. Mais ce qu'il y a d'encore plus paradoxal, c'est que la seule source de satisfaction de ce désir, est encore une fois autrui, car si l'objet du désir est l'aveu du pouvoir, alors nécessairement, si autrui n'est pas là pour avouer ma supériorité, mon désir reste insatisfait. Ainsi,on le voit bien, le désir semble nous éloigner d'autrui, dans la mesure où il me barre la route, mais ne nous en éloigne finalement pas, puisque ma satisfaction repose sur lui. En somme, le mouvement du désir repose encore une fois sur un échange ; autrui me barre la route, il faut bien que je l'élimine, mais il faut qu'il soit encore là pour reconnaître ma supériorité.
3. Le désir de reconnaissance suppose une reconnaissance mutuelle
On peut également trouver un trouble similaire dans le désir de reconnaissance,puisque quand le maître
prend le dessus sur l'esclave, et le fait travailler pour lui, c'est la présence d'autrui qui donne une valeur à cette domination. Il faut qu'autrui soit là, il faut qu'il soit un être conscient pour que la domination du maître soit effective. Ainsi, le fameux désir de reconnaissance ne nous éloigne jamais d'autrui, puisque l'objet même de ce désir est autrui. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, on peut dire qu'il n'y a dans la dialectique du maître et de l'esclave, ni esclave ni maître, mais uniquement une relation humaine. Et les relations humaines sont caractérisées par l'interdépendance. Ainsi, comme le montre Hegel dans la suite de son oeuvre, celui qui semblait être l'esclave, finit par se libérer en travaillant et en façonnant le monde à sa pensée, tandis que le maître devient l'esclave puisque, ne sachant pas travailler, il finit par dépendre de son esclave. Mais d'une autre part, en travaillant, l'esclave cherche aussi la reconnaissance du maître. Car à travers son travail dit Hegel, l'esclave désire prouver son humanité au maître. Comme on le comprend désormais, le désir ne nous éloigne jamais d'autrui, mais enfonce un peu plus nos relations dans l'interdépendance. C'est d'ailleurs là le sens même du titre de la partie de l'oeuvre de Hegel : Dialectique du maître et de l'esclave, c'est à dire échange, interdépendance.
4. Le désir nous éloigne de ce que nous étions dans passé pour nous rapprocher de ce que nous ne sommes pas encore
Conclusion : On peut dire pour terminer que le désir peut sembler au premier abord nous rapprocher d'autrui dans le sens où il peut prendre autrui pour objet, et aussi nous en éloigner dans la mesure où il est insatiable. Mais son insatiabilité elle-même, en fait une recherche perpétuelle, qui finit toujours par nous mener à autrui. C'est ainsi que nous en sommes arrivés à montrer que nous ne désirons pas les objets pour se les approprier, mais uniquement pour en priver autrui et l'obliger à nous reconnaître. Nous pouvons donc dans ce cas précis dire que le désir ne nous éloigne jamais d'autrui car son mouvement même, suppose autrui. Enfin, nous avons étudié la question sous l'angle individuelle et nous nous sommes demandé si le désir éloignait l'homme de lui-même. A cette question nous avons répondu que oui, le désir éloignait bien l'homme de cet "autre" version de lui même, à savoir, la version animale; pour le rapprocher d'une version toujours "autre", mais plus adaptée de lui-même, c'est à dire l'humanité. On peut donc répondre à la problématique en disant que le désir ne nous éloigne jamais totalement d'autrui, et nous jette toujours face à lui, qu'il s'agisse de nous-même, ou des autres.
Commentaires