Par delà le monde / La recherche du vrai est-elle un aveu d'impuissance ?

«L'homme cherche "la vérité": un monde qui ne puisse ni se contredire, ni tromper, ni changer, un monde vrai - un monde où l'on ne souffre pas; or la contradiction, l'illusion, le changement sont cause de la souffrance! Il ne doute pas qu'il existe un monde tel qu'il devrait être; il en voudrait chercher le chemin(...).
Où l'homme est-il allé chercher le concept de réalité? Pourquoi déduit-il justement la souffrance du changement, de l'illusion, de la contradiction? Pourquoi n'en tire-t-il pas plutôt son bonheur?...
Le mépris, la haine de tout ce qui se passe, change et varie - pourquoi cette valeur attribuée à ce qui dure? Il est visible que la volonté de trouver le vrai n'est que l'aspiration à un monde du permanent.
Les sens nous trompent, la raison en corrige les erreurs; donc, a-t-on conclu, la raison est la voie qui mène au permanent; les idées les moins concrètes doivent être les plus proches du "monde vrai". - La plupart des catastrophes proviennent des sens, - ils sont trompeurs, imposteurs, destructeurs.
Le bonheur ne peut avoir de garantie que dans l'être; le changement et le bonheur s'excluent. Le vœu suprême sera donc de s'unir à l'être. Voilà le chemin du bonheur suprême (...).
La croyance que le monde tel qu'il devrait être, est réellement, c'est une croyance d'improductifs qui ne veulent pas créer un monde tel qu'il doit être. Ils le supposent donné, ils cherchent les moyens et les chemins qui y mènent. Vouloir "le vrai" - c'est s'avouer impuissant à le créer»      

Nietzsche, la volonté de puissance .


I. Introduction 

Nietzsche

Dans cet extrait de la Volonté de Puissance de Nietzsche, l'auteur développe son idée en trois grands temps. Contrairement à ce dont on a l'habitude dans les textes à commenter, la thèse est énoncée à la fin : «vouloir le vrai, c'est s'avouer impuissant à le créer». Nietzsche appui son argumentation à travers différents questionnements. Il se demande en premier lieu, ce qui explique que l'homme veuille le vrai à ce point : le caractère mobile du monde. Puis il se demande d'où peut nous venir cette fuite du monde réel, qu'il explique par une tromperie de la raison. C'est de cette volonté d'échapper à la réalité qu'il décèle une impuissance à créer le vrai par soi-même. 


Il s'agira alors de montrer que le discours de Nietzsche n'est pas une simple critique de la croyance ou de la raison, mais d'une dénonciation de la paresse lorsqu'elle prend le visage d'une recherche. 


II. Commentaire


1. Le monde présent est en mouvement 


Le monde, est comme l'univers tout entier, mouvement. Le mouvement, c'est le caractère de ce qui n'est pas fixe, qui ne reste jamais le même. On expérimente le mouvement de différentes manières, par l'évolution même des choses. Le temps, au sens de climat par exemple, n'est jamais le même, il varie selon des lois causales que l'homme peut étudier. Il peut donc faire beau un jour, et pleuvoir un autre jour. Or, le fait est que le changement ne se limite pas à ça, mais est également présent au sein de l'humanité : on est jamais le même, l'humain n'est pas figé. Celui qui était bon, peut devenir mauvais au fil du temps, ce qui peut provoquer parfois même, l'impression de ne pas se connaître précisément. Tous ces changements, selon Nietzsche, sont source de souffrance dans la mesure, où ils rendent le bonheur éphémère. On peut s'attacher à une personne pour ce qu'elle est dans l'immédiat, donc être heureux avec celle-ci, mais en sachant que ce qu'elle est n'est pas définitif, on a du mal à être heureux. Ce que se demande Nietzsche, c'est alors, pourquoi calquer le bonheur sur la permanence ? Pourquoi penser qu'il faut que les choses soient tel qu'on pense qu'elles devraient être éternellement ? En somme, pourquoi les hommes refusent le changement, et n'en «tirent pas leur bonheur» ? 


2. Le refus du monde réel est dû à un «nihilisme»


Ce refus du changement, donc de la manière dont le monde existe, Nietzsche le nomme «nihilisme». Chez cet auteur, le nihilisme n'est pas le refus de toute valeur éthique, comme on a l'habitude de le penser, mais le refus de ce qui est. Refuser le monde comme il est, c'est donc être nihiliste. C'est également ce refus, dit l'auteur, qui pousse les hommes à chercher la vérité : qui est définie dans le texte, comme la recherche d'un monde «vrai». Le vrai, quant à lui, est défini par Nietzsche comme le «permanent», c'est-à-dire, ce qui ne change pas. Or, si la recherche de la vérité, en étant une recherche de ce qui ne change pas, est une négation de ce qui change, donc du monde tel qu'il est, alors on peut expliquer l'existence de concepts : le concept, est un moyen de figer ce qui change, de le rendre d'une certaine manière «permanent». Un concept, est une dé-finition, ou un moyen de nier le «fini», ce qui est voué à disparaître. La recherche de la vérité, est alors une aspiration à «l'être». L'être, c'est ce qui est dans l'absolu : au delà de tout mouvement. C'est le sens même du bonheur : un plaisir qui n'est pas limité dans le temps. Nietzsche se demande par la suite, quelle est la seconde raison qui explique cette aspiration. 


3. Les sens sont trompeurs 


Elle résulte de ce que les sens sont trompeurs, ils mènent à l'erreur. Ils font voir à l'homme, un monde qui n'est pas ce qu'il prétend être. On retrouve cette réflexion chez Platon dans l'allégorie de la Caverne. Dans ce texte, Platon effectue une allégorie de la condition humaine à travers la description d'hommes, qui, enfermés dans une caverne, finissent par s'y habituer et à la considérer comme «la réalité». Ces hommes, attachés et mis face à un mur, éclairé par la lumière de l'extérieur, voient l'ombre d'objets que d'autres hommes ( non-attachés), leur montrent. Mais ces hommes, étant retournés, ne savent pas qu'ils ont affaire à de simples ombres, qui ne sont pas réelles, mais pensent qu'il s'agit de vrais objets. C'est seulement une fois qu'un de ces hommes est libéré, qu'il découvre enfin qu'il était trompé depuis le début, qu'il a été trompé par ses sens et que la réalité était derrière lui. Mais pour Platon, cela n'est qu'une métaphore, la réalité elle aussi, est source d'illusions similaires, c'est pourquoi il conçoit ce qu'il appelle «le monde sensible», c'est à dire que l'on perçoit avec nos sens, comme un monde illusoire, qui recouvre et n'est que la copie imparfaite, du véritable monde : le monde des idées. Le monde des idées est comparable à ce «monde vrai» dont Nietzsche nous parle, puisque que tout y est figé et unique : c'est l'opposé du monde tel qu'il est. Pour Platon, c'est par la raison que l'on accède au monde des idées, car celle-ci, comme le dit Nietzsche, «corrige les erreurs», en esquissant les caractéristiques d'un monde vrai ; ce qui mène les hommes à considérer la raison comme le meilleur moyen de parvenir au vrai. 


4. Le bonheur n'est pas abstrait 


L'erreur consiste alors à penser le bonheur dans l'abstrait, moins les idées sont concrètes, plus elles sont proches du vrai dit Nietzsche, parce que les hommes pensent que le bonheur existe, mais qu'il est derrière ce monde, qui le cache. C'est pourquoi, il pose l'exigence de distinguer, ce qui est, de ce qui «devrait être». Ce qui est, c'est ce qui est disponible à soi, dans le monde présent. Tandis que ce qui devrait être, réclame l'effort d'aller le chercher. Ainsi, si l'on pense qu'un fait dans la réalité n'est pas tel qu'on conçoit qu'il devrait être, c'est à soi de réaliser cet idéal dans le monde concret. Dans le monde concret, car il n'y a pas d'autre monde que celui là. Par conséquent, l'auteur pense que l'on se force à chercher le bonheur à travers la recherche de la vérité  parce qu'on n'a pas le courage de le créer, c'est-à-dire d'assumer la responsabilité de créer un monde par soi-même. Le bonheur pour Nietzsche, réside en l'acceptation du monde tel qu'il est. C'est le sens de son concept : «Amor fati». Amor fati, c'est l'amour de son sort, et de la terre qui est disponible. C'est le courage qu'il faut pour créer un autre monde, qui génère le refus de le créer à partir de celui-ci. La recherche de la vérité peut donc être considérée comme une fuite de responsabilité. L'erreur consiste à contrario à penser l'existence de mondes cachées, tels que le paradis ou le monde des idées, c’est l'illusion des arrières-mondes. On retrouve cette idée chez Sartre, pour qui il n'existe pas d'autre monde que celui qui est mis face à l'être humain. L'homme, est face à cette responsabilité de créer ses propres valeurs, car Dieu n'existe pas, il a à définir ce qui doit être par lui-même. Dès lors, la croyance a un monde autre que celui auquel on est confronté, peut être assimilé à un aveu d'impuissance, et d'incapacité à porter cette responsabilité. Nietzsche en arrive à créer le concept de surhomme. Le surhomme, c'est l'homme qui accepte le monde tel qu'il est, qui en fait son bonheur, et qui crée ses propres valeurs, il ne cherche pas la vérité, car il la crée, et la force avec laquelle le surhomme crée la vérité, c'est «la volonté de puissance», une volonté d'accroître en soi, la vie, en refusant tout ce qui est susceptible de la fragiliser, comme les valeurs, l'illusion des arrières-mondes, l'Etat etc.. 

II. La recherche du vrai est-elle un aveu d'impuissance ? (Partie critique)


Si le propos de Nietzsche est vrai, alors il est vain de chercher la vérité puisqu'il n'y en a qu'une : la vérité n'existe pas, elle nécessite d'être créée. Pourtant, il nous faut confronter la thèse de Nietzsche, à son attitude elle-même. Puisqu'à se référer au propos de l'auteur, on doit affirmer que la recherche de la vérité, qu'est la philosophie, est vaine, ou alors, un aveu d'impuissance. Or, le fait est que si Nietzsche écrit ce texte, c'est qu'il est en quelque sorte, lui-même convaincu qu'il est représentatif de, ne serait-ce qu'une certaine forme de «vérité». le problème réside alors dans la question de savoir au vue de quel fin, on recherche la vérité. Faut-il considérer la recherche de la vérité comme la contemplation d'un horizon extérieur à son point de départ ( le monde sensible) ? Ou bien la considérer comme une simple explication du réel, qui rendrait alors injustifiée la critique lui étant portée par Nietzsche ? 


1. La recherche d'une vérité transcendante, est un aveu d'impuissance 


 Affirmer comme le fait Nietzsche dans ce texte, que la recherche du vrai, est un aveu d'impuissance, c'est considérer que les hommes voient la vérité d'une manière idéaliste, qu'ils la pensent en dehors d'eux-même, dans un horizon transcendant. Si la recherche de la vérité consiste en cela, alors, il s'agit bel et bien d'un aveu d'impuissance dans la mesure où il paraît irrationnel de croire en l'existence d'un monde auquel on n'a pas accès. Il serait de ce fait, illusoire de chercher la vérité. Il s'agit là d'une certaine vision du «vrai», que l'on retrouve chez Platon, ou dans la religion. Il s'agit de considérer la sagesse comme la prise de conscience du danger qu'il y a à s'attacher au monde sensible, qui est un appel à l'incohérence. La recherche de la vérité, ou la philosophie, serait alors, une reconnaissance de la fausseté de la réalité, et une négation de cette dernière. Nietzsche a alors raison de considérer qu'il se cache derrière cette attitude, un aveu d'improductivité, dans la mesure où en niant la réalité présente, on refuse d'en faire quelque chose. 


2. Toute vérité repose sur un ou des postulats 


Pourtant, là où on peut trouver un paradoxe dans le propos de Nietzsche, c'est dans son point de départ lui-même. Il élabore, comme tout auteur d'argumentation, une théorie : c'est à dire, une certaine façon de définir, dans un domaine donné, la vérité. Or, pour qu'une théorie tienne debout, il, faut, comme un bâtiment, qu'elle repose sur des fondations : des principes premiers que l'on nomme «postulats». Un postulat, c'est point de départ qui rend un discours cohérent. Par exemple, pour affirmer qu'un homme est tombé d'un immeuble, il faut que je pose l'existence de l'immeuble comme postulat, sans quoi mon propos n'est pas cohérent, car l'homme ne peut pas tomber d'un immeuble sans s'y trouver. Le postulat de Nietzsche, ici, c'est que la vérité n'est pas transcendante, qu'il n'existe pas d'autre monde que celui dont on fait l'expérience. Le problème, c'est que pour détruire une théorie, comme un bâtiment, il suffit d'en détruire le postulat, car un postulat, n'est jamais «vrai», il est «probable». Donc, s'il s'avère, contrairement à ce que pense l'auteur, que la vérité existe, mais qu'il faut la trouver, ou même qu'un autre monde que celui-ci, existe, alors, la recherche du vrai à laquelle se livre Platon, ou tout autre philosophie de la transcendance, peut être cohérente. 


3. Rechercher, le vrai, c'est expliquer le monde, et non en contempler un autre


Enfin, si, comme Spinoza, on postule que tous les êtres vivant, y compris l'homme, sont déterminés à exister par la Nature, et que tous leurs actes sont déterminés par cette entité, alors ce n'est plus vouloir le vrai qui constituerait un aveu d'impuissance, mais plutôt le fait de vouloir le créer. Puisqu'on ne créerait rien, en tant qu'on serait «déterminés» à faire tout ce que l'on fait. La sagesse, pour Spinoza, consiste à prendre conscience des causes qui déterminent les hommes, et à les accepter, en suivant le mouvement même de la Nature, dans laquelle, rien n'est mauvais, mais tout est bon et parfait. Rappelons d'ailleurs que pour Spinoza, il n'existe pas non-plus de transcendance, puisqu'il n'y a pas d'autre réalité que la Nature, qu'il nomme parfois «Dieu», c'est pourquoi Dieu est immanent. Pas d'enfer et de paradis non-plus, car il s'agit «de chimères incompatibles avec la bonté et la justice de Dieu». La recherche du vrai, pourrait alors être considérée comme une vertu : un désir de mieux connaître la Nature, que Spinoza considérait comme une sagesse, et comme la source même du bonheur. Le risque, d'autre part, est de considérer qu'elle a une visée pratique. Mais pourquoi la recherche du vrai aurait-elle une visée pratique, nécessaire et déterminée ? Dès l'antiquité, Aristote nous définit la philosophie comme une recherche de la vérité n'ayant pas d'autre objectif que sa connaissance elle-même. Chercher le vrai, ne consiste pour lui, non à nier la réalité, mais à se l'expliquer pour connaître son fonctionnement. La recherche du vrai n'est donc pas un aveu d'impuissance, mais un effort fourni pour ne plus être ignorant, elle est gratuite. 


Conclusion : 


Selon les principes que l'on vient de poser, la recherche du vrai n'est pas un aveu d'impuissance, mais une volonté de connaître. Vouloir connaître, ne peut pas être considéré comme un défaut, il s'agit d'une certaine forme de sagesse. La seule erreur, consiste à chercher la vérité, là où elle est inaccessible, car cela rend impossible l'action concrète. Il s'agirait alors d'étudier ce qu'il est possible d'étudier c'est à dire le monde concret. 




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