Nietzsche : la Volonté de Puissance ou l'exaltation de la vie

La pensée de Nietzsche, malgré sa richesse proéminente que l’on peut constater à travers toute son œuvre, reste une pensée difficile à saisir ne serait-ce – dans un premier temps
que par la forme que le philosophe allemand lui-même lui a donné. En effet, Nietzsche s’exprime dans ses ouvrages en aphorismes : il s’agit de propos brefs résumant et exprimant une idée profonde, malgré cette brièveté. Il s’agit d’exclamations pouvant être dirigées vers aucune personne en particulier ou directement adressées au lecteur, ce qui rend cette forme déjà peu académique, relativement difficile à saisir et en conséquence, sujette à interprétations diverses. Il y a par ailleurs, un livre en particulier, dans lequel le lecteur de Nietzsche a l’impression d’être lui-même directement indexé par ses paroles : Ainsi Parlait Zarathoustra. Considérée comme son œuvre phare, ce livre est encore moins proche de la forme classique à laquelle on est habitué en philosophie, puisqu’il s’agit des paroles d’un homme : Zarathoustra, qui, après avoir vécu dans les montagnes, décide qu’il est temps de quitter son « cocon » pour répandre la sagesse qu’il a acquis, un peu à l’image de Jésus dans le Nouveau Testament. Tout cela pour mettre en évidence le fait que, de la forme jusqu’au fond, la pensée de Nietzsche réclame un certain niveau et un certain recul pour être saisie correctement. Et c’est justement l’objet de cet article, qui se veut le premier d’une série de plusieurs, si le temps me le permet.

L’article du jour va notamment se donner l’objectif pour le moins ambitieux, d’expliquer de la façon la plus claire possible, un concept majeur de la philosophie de l’auteur : la Volonté de Puissance. La notion de Volonté de Puissance constitue l’épicentre de l’œuvre de Nietzsche, dans la mesure où c’est elle qui vient justifier et rendre intelligible la nouvelle vision de la morale proposée par l’auteur. Car oui : Nietzsche est avant tout, un moraliste.

Le noyau de la problématique de l’œuvre de Nietzsche : la morale du ressentiment

Pour comprendre ce qu’est la Volonté de Puissance, il faut remonter jusqu’aux sources premières de la philosophie Nietzschéenne. Effectivement, l’œuvre de Nietzsche, c’est avant toute chose, une critique globale de la culture occidentale et plus précisément de ce qui, selon l’auteur, constitue son fondement : la morale du ressentiment. Dans la Généalogie de la Morale, il nous explique qu’elle trouve son origine dans le conflit culturel et religieux qui a opposé les romains et les juifs. Ce conflit, dit-il, a contribué à donner naissance à un idéal de vie dit : « ascétique », c’est-à-dire au sein duquel on se prive des plaisirs matériels et charnels.

Mais le plus important est en premier lieu, de comprendre que le ressentiment est provoqué par une situation d’impuissance qui provoque une frustration chez l’individu. Or, pour Nietzsche, les êtres en proie au ressentiment sont une race bien particulière d’homme à qui la morale a interdit toute action et qui, en conséquence, se retrouve réduite à subir l’impossibilité de s’extérioriser.


Partant de ce constat, Nietzsche va distinguer parmi les hommes, les forts en opposition aux faibles ; les forts étant ceux capables de surmonter cet état d’impuissance par l’action, et les faibles ceux ne parvenant pas à surmonter cet état et devenant par exemple, victimes de leur propre désir de vengeance à travers l’obsession ou encore, finissant torturés par leur conscience vis-à-vis d’un acte qu’ils ont commis et qu’ils regrettent. Il est par ailleurs, excessivement important de préciser que la clé de voute de la morale du ressentiment est la morale chrétienne dont elle est l’héritière selon Nietzsche. Et les prémices de cette morale, toujours selon lui, se font voir dès Platon et sa théorie dualiste du Monde des Idées (un article complet est à venir sur le sujet). Nietzsche s’y opposera fermement et s’appliquera à ce que son œuvre lutte contre cette morale qui encourage l’homme à l’inaction et aux remords vis-à-vis de ses actes. Il ira même jusqu’à consacrer un ouvrage entier à la critique du christianisme dans l’Antéchrist.

Si la pensée chrétienne représente une grande partie de la critique Nietzschéenne, il reste bon de préciser que le penseur allemand s’en prenait en réalité à tout système de pensée et toute idéologie pratiquant une distinction entre le bien et le mal, et combattait ainsi toutes les doctrines prétendant dicter aux hommes la façon dont ils devaient se comporter ; cela implique donc le christianisme et tout autre mode de pensée s’en rapprochant. L’objectif de Nietzsche, et ce qu’il va donc entreprendre tout le long de son œuvre philosophique, c’est le dépassement de la morale du ressentiment par le renversement des valeurs. En d’autres termes : renverser les valeurs « chrétiennes » et « liberticides » de manière générale, pour en proposer de nouvelles, basées sur la notion de Volonté de Puissance, que nous allons étudier dans quelques instants.

Toute pensée vient du corps : le naturalisme de Nietzsche

L’approche de Nietzsche est naturaliste en ce qu’elle place le corps à l’origine de toute pensée. C’est-à-dire concrètement qu’à l’inverse de Karl Marx, qui, dans l’introduction générale de son œuvre Critique de la Philosophie du Droit de Hegel, écrivait : « Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience. », Nietzsche pense quant à lui que c’est le corps qui détermine la façon dont les hommes pensent, et qu’en ce sens, toute pensée provient du corps. En somme, et pour reformuler, on peut dire que la façon dont un homme est constitué biologiquement va déterminer la façon dont il va penser et se représenter le monde. Mais l’auteur va encore plus loin en détaillant le processus de façon progressive et ainsi avancer le fait que la physiologie d’un individu va déterminer sa morale et que sa morale va quant à elle déterminer son intellect, c’est-à-dire ses idées. Qu’est-ce cela signifie factuellement ? Tout simplement qu’un individu biologiquement faible, aura une morale de faible et que de cette morale de faible, découleront des idées de faible.

Ce qui est intéressant dans l’approche naturaliste de l’auteur, c’est l’idée de considérer qu’on comprend mieux un individu en observant son corps qu’en se contentant de sa seule manière de penser. Tout l’objet de son étude généalogique de la morale se résume d’ailleurs à cela ; à essayer de comprendre son histoire, son origine et aussi son créateur. Avec toutes ces informations, on peut alors évaluer la morale et se questionner sur sa valeur.

Pas d’arrière-mondes : Nietzsche contre le Nihilisme

Le problème de Nietzsche avec le christianisme et le platonisme, c’est que tous deux pratiquent le dualisme. Est dualiste, en effet, toute doctrine considérant qu’il y a deux réalités : celle que nous connaissons, ce monde matériel constitué de matière et de chair, et un autre monde cette fois-ci transcendant et auquel nous ne pouvons pas accéder. Avec cette description du dualisme, nous avons les grands principes de la théorie de Platon, puisqu’en effet, le disciple de Socrate considère que ce qu’il appelle « le monde sensible », correspondant à la réalité telle que nous la connaissons, n’est qu’une copie imparfaite d’un autre monde parfait quant à lui, qu’il nomme : « le monde des Idées ». Ce monde des Idées, insoumis aux lois et contraintes de la matière, est constitué des mêmes objets que nous trouvons ici-bas, mais sous leur forme parfaite et purement intelligible (immatérielle). Nietzsche pense que la pensée chrétienne n’est que la continuité de celle de Platon, car les deux idéologies rejettent le monde matériel pour lui préférer un opposé transcendant : le monde Idées de Platon est donc un équivalent du Paradis des chrétiens.

Ces pensées, dit Nietzsche, sont à combattre car elles sont à l’origine de la maladie de notre civilisation. Elles font courir l’homme à sa perte en l’encourageant à rejeter la vie, la réalité telle qu’elle est, au profit d’un monde fictif. Valoriser cette fiction, c’est nier la réalité. C’est en ce sens que Nietzsche définit les adhérents à la logique dualiste de « nihilistes ». Le nihiliste, c’est l’homme qui répudie ce monde, le réel et tout ce qu’il implique, c’est-à-dire la souffrance, la joie, le plaisir parce qu’il n’a ni le courage ni la force créative nécessaire à la construction d’un monde conforme à sa propre vision. N’assumant pas cette incapacité à créer, dit Nietzsche, le nihiliste justifie son impuissance par l’existence d’un autre monde que celui-ci. Et la perfection de ce monde fictif, n’a d’égale que l’incapacité à créer de l’individu qui croit en son existence.

Cette faiblesse et cette négation de la vie a la même origine que la morale du ressentiment, car nier la réalité, nier la vie, c’est également condamner l’égoïsme, condamner les individus forts d’exercer leur force sur les faibles en leur disant que c’est mal. Et c’est justement ici que la volonté de puissance entre en ligne de compte, car nier la vie revient pour Nietzsche à nier la volonté de puissance, car la vie est volonté de puissance !

Laisser la vie s’exprimer en soi : la volonté de puissance

Avant de définir la volonté de puissance, il convient de déconstruire les idées reçues sur ce concept à la fois simple et complexe, mais qui, dans tous les cas, s’il est mal compris, peut nous faire passer à côté de tout le paradigme de Nietzsche.

La volonté de puissance n’est pas comme on peut parfois l’entendre, le désir de domination ou la conquête effrénée du pouvoir. Il s’agit simplement d’une force qui anime tous les êtres vivants et qui cherche à s’accroître à travers eux. En ce sens, elle est totalement indépendante de l’être vivant à travers lequel elle se manifeste (qu’il s’agisse d’un homme ou d’un animal), et est dénuée de toute morale. C’est une force amorale et totalement aveugle qui n’a pas d’autre fin qu’elle-même : la puissance recherche donc la puissance pour elle-même.

L’amalgame qui est fait entre la notion de puissance et une éventuelle connotation négative s’y rapportant, est justement dû au fait que certains lui attribuent une dimension morale, alors qu’il s’agit d’une force aussi aveugle qu’un tsunami qui se propage : elle emporte tout sur son passage, sans forcément vouloir détruire ceux -et ce- qu’elle croise sur son chemin. C’est exactement pour cette raison que certaines réappropriations de cette notion nietzschéenne sont erronées. La notion de volonté de puissance a déjà été réutilisée soit volontairement, soit par incompréhension, à mauvais titre pour faire l’apologie de la violence. Il n’est pas rare d’entendre des gens décrire Nietzsche comme le philosophe de la violence, par exemple. Or, il n’en n’est rien. Et surtout, Nietzsche n’a jamais justifié l’usage de la violence, même en distinguant les forts des faibles. Un individu fort, au sens nietzschéen du terme, est un individu chez qui la volonté de puissance est manifeste et non un individu violent avec les plus faibles. Bien au contraire, la puissance ne recherchant que la puissance, le fort n’a pas une seconde à accorder au faible, car il n’a pas de valeur à ses yeux dans la mesure où il n’a aucune perspective d’accroissement de puissance à travers lui. A l’inverse, un individu faible est un individu chez qui la volonté de puissance fait défaut.

Voici donc comment Nietzsche voit le monde : une arène au sein de laquelle des forces s’entrechoquent indéfiniment, car il n’y a pas qu’une volonté de puissance, mais des volontés de puissance. Et aussi longtemps qu’une volonté de puissance a la possibilité de s’accroître, elle poursuit son chemin. Jusqu’au jour où elle rencontre une autre volonté de puissance. A noter que c’est dans l’affrontement et dans une logique dépassement que cette volonté s’accroit. Un homme qui cherche la puissance ne se situe donc pas dans une démarche totalement séparée de la réalité, c’est au contraire la vie elle-même qui exprime et manifeste sa puissance à travers lui. Dans un fabuleux texte de son livre intitulé Par-delà bien et mal, Nietzsche pose lui-même les fondements de son concept :

« [V]ivre, c’est essentiellement dépouiller, blesser, dominer ce qui est étranger et plus faible, l’opprimer, lui imposer durement sa propre forme, l’englober et au moins, au mieux, l’exploiter [...]. Tout corps [...] devra être une volonté de puissance, il voudra croître, s’étendre, accaparer, dominer, non pas par moralité ou immoralité, mais parce qu’il vit et que la vie est volonté de puissance. » Cf. Par-delà bien et mal, § 259

Le plus important à retenir de ce texte est cette précision de Nietzsche : « non pas par moralité ou immoralité » qui nous confirme bien le caractère amoral de la volonté de puissance. Ainsi, elle désigne une force primitive et instinctive qui traverse tout ce qui est vivant et l’encourage à étendre son espace vital, à faire tout ce qui est susceptible de faire accroître le sentiment de puissance grandissante. L’auteur illustre encore une fois cette idée dans cet extrait de l’Antéchrist :

« Qu'est-ce qui est bon ? – Tout ce qui exalte en l'homme le sentiment de puissance, la volonté de puissance, la puissance elle-même.

Qu'est-ce qui est mauvais ? – Tout ce qui a sa racine dans la faiblesse.

Qu'est-ce que le bonheur ? – Le sentiment que la puissance grandit – qu'une résistance est surmontée. » Cf. L'Antéchrist §2

La formulation de Nietzsche est claire : il y a un lien étroit entre l’accroissement de puissance et le dépassement d’une « résistance » ou d’un obstacle : ce qui nous confirme que la rencontre de l’adversité est essentielle.


Nous venons donc de poser les premiers principes de la logique de volonté de puissance, mais pour résumer, nous pouvons prendre l’exemple d’un enfant en pleine croissance : il exprime, extériorise ou, mieux encore : il manifeste le mouvement même de la vie. C’est cette puissance qui fait qu’un enfant puisse être égoïste, qu’il veuille accaparer toute l’aire de jeu et plus encore. On comprend mieux à travers cet exemple pourquoi Nietzsche, dans une citation assez connue, disait : « chaque homme cache en lui un enfant qui veut jouer ». Cela ne signifie rien d’autre que toute l’énergie que nous pouvons avoir dans l’enfance, finit comprimée par les valeurs que Nietzsche combat dans sa philosophie : la morale, le devoir et tout ce qui interdit l’expression de la volonté de puissance en nous. Y a-t-il une solution pour se défaire de ces « chaînes morales » ? Nietzsche n’en voit qu’une et la synthétise d’une manière bien particulière dans une autre de ses citations devenues cultes dans Ainsi Parlait Zarathoustra : « Tu dois devenir l’homme que tu es. Fais ce que toi-seul peux faire. Deviens sans cesse celui que tu es, sois le maître et sculpteur de toi-même. »

Nous terminons cet article sur cette note d’espoir un peu étrange puisqu’elle convoque deux notions antinomiques : l’être et le devenir. Comment peut-on, dans une même phrase, sous-entendre que l’on doit devenir quelque chose qu’on est déjà ?  La question vaut la peine d’y consacrer un prochain article !

Commentaires

SK a dit…
J’avais des apriori sur Nietzsche qui avaient la peau dure. Je comprends aujourd’hui pourquoi il s’agit d’un des meilleurs auteurs. Je me rends compte que j’adhère à sa philosophie de vie depuis toujours, de sculpter, de révéler en tant que meilleure version de soi-même. Bravo 👌🏼
Johan B. a dit…
Quel plaisir de lire qu'on a réussi à réconcilier quelqu'un avec Nietzsche. Merci pour ton retour Sana, cela m'encourage à poursuivre en préparant la suite de l'article, quand je trouverai le temps qui me fait tant défaut...J'espère que tu vas bien !

Articles les plus consultés