Et si Je n’existais pas ? La fiction du moi dans l’ontologie de Nietzsche
Un peu dans la continuité de mon précédent article sur la façon
dont Descartes appréhende la conscience ainsi que l’identité du sujet, intéressons-nous
désormais à une conception plus qu’originale de notre rapport à la pensée et l’idée
que nous pouvons nous faire de ce qu’on s’empresse d’appeler le moi avec
Nietzsche.
1. La guerre des pulsions
Nietzsche est un des premiers philosophes à avoir originalement critiqué l’illusion humaine de l’identité. L’identité entendue au sens d’ensemble des propriétés psychologiques caractérisant un individu de façon pérenne n’est pour lui qu’une fiction. Ce que nous appelons le moi n’est ainsi que la résultante d’un conflit interne, lui-même caractérisé par une lutte entre une infinité de pulsions cherchant à se rendre maîtresses les unes les autres. Qui ne s’est jamais demandé pourquoi jadis, il aimait s’habiller ainsi, se comporter comme cela ou encore : adhérait à tel système de pensée plutôt qu’un autre ? C’est que ce que l’on est à un instant précis, dit Nietzsche, est le résultat de l’ensemble des pulsions dominantes en nous sur le moment. Et en cela, aucun argument contre la possibilité pour d’autres pulsions de prendre le pas sur les actuelles dominantes n’existe : ainsi s’ouvre la perspective du changement mais aussi d’une complexité plus accrue dans l’exercice de compréhension ou même de définition de l’identité pour un individu. Chaque individu évolue donc au rythme de la cadence infernale de cette lutte intérieure. Et ce que la psychologie appelle la psyché, se dévoile sous le prisme de l’ontologie de Nietzsche comme fractionnée, non pas en trois compartiments comme le pensait Freud, mais plutôt en une infinité de possibles dont le principal conducteur est cette confrontation de forces parfois contraires.
Sous l’œil nietzschéen, on peut donc partir du principe qu’un individu passe par plusieurs identités au cours de sa vie et surtout, que chacune engendre des comportements au service des pulsions dominantes à l’instant. D’une certaine façon, cela signifie que des comportements que nous avons pu adopter par le passé n’étaient adoptés que parce qu’ils nous octroyaient un sentiment de puissance et de sécurité dans l’immédiat. Et cette tenue, et ce langage, et ces fréquentations étaient donc à l’époque comme des armures protectrices pour notre moi. L’individu traversant une période gothique dans son style vestimentaire et sa psychologie ne la traverse pour ainsi dire que parce qu’il s’y sent en sécurité, et il en restera ainsi, aussi longtemps que cette disposition lui octroiera un sentiment de puissance.
2. La volonté de puissance
Comme vu en préambule, les multiples pulsions en lutte au sein de l’individu cherchent à croître, à s’étendre, se développer. Ce principe est central dans la philosophie de Nietzsche en tant qu’il constitue son épicentre, appelé : la volonté de puissance, concept que nous avons pu expliquer dans un précédent article (Cf. Nietzsche : la volonté de puissance ou l’exaltation de la vie). La volonté de puissance n’est pas seulement un principe permettant d’expliquer le conflit intérieur en chaque individu, mais aussi un instrument de compréhension de la réalité tout entière. Tout ce qui vit est volonté de puissance car tout ce qui vit cherche à croître, se développer, grandir, s’étendre, dans un mouvement presque frénétique, totalement aveugle, inconscient et au-delà de toute morale car elle écrase ce qui est plus faible qu’elle, sans forcément lui vouloir de mal. Elle manifeste le mouvement de la vie, est présente dans toute la nature : elle est cet arbre qui pousse sous le goudron et crée une craquelure en jaillissant par sa force mais aussi cet enfant qui, aussi longtemps qu’il lui est permis, veut accaparer toute l’aire de jeu. Replongeons dans une définition proposée par l’auteur lui-même dans son livre Par-delà bien et mal :
« [V]ivre, c’est essentiellement dépouiller, blesser, dominer ce qui est étranger et plus faible, l’opprimer, lui imposer durement sa propre forme, l’englober et au moins, au mieux, l’exploiter [...]. Tout corps [...] devra être une volonté de puissance, il voudra croître, s’étendre, accaparer, dominer, non pas par moralité ou immoralité, mais parce qu’il vit et que la vie est volonté de puissance. »
Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 259
Après ce bref rappel conceptuel, intéressons-nous maintenant à la façon dont la volonté de puissance va agir sur le comportement de l’individu en se demandant par exemple, comment une idée nous vient à l’esprit. Sommes-nous responsables de ce que nous pensons ? Non, nous répond Nietzsche dans la mesure où une idée vient toujours à nous et non l’inverse. Affalé sur mon canapé, rêvassant, l’inspiration soudaine pour la rédaction d’un nouvel article vient à moi. Je pourrais me méprendre en me pensant l’auteur de cette idée, pourtant, si l’on se mettait à creuser, nous explique Nietzsche, on trouverait derrière mon idée, une pulsion : c’est-à-dire un ensemble de forces en moi cherchant à se déployer, à s’exprimer. Je suis donc moins responsable des pensées qui traversent mon esprit qu’un tsunami dévastateur ne l’est des dégâts qu’il cause sur son passage. Par chaque pensée, par chaque envie, par chaque sentiment, c’est la vie, c’est-à-dire la volonté de puissance qui cherche à s’exprimer à travers moi. Le constat est effrayant car c’est mon autorité en tant que sujet qui est ici remise en cause. En effet, est-ce dès lors juste de dire : « je pense » si je ne suis pas à l’origine de mes pensées ?
3. La grammaire au service de l’illusion du « je »
On connaît l’importance que Kant donnait au « je », en tant que biais par lequel, selon lui, un être humain transcende son statut et devient un « sujet ». Toujours selon lui, même dans l’évolution du sujet dans son enfance, l’usage du « je » dans l’expression marque l’instant où l’individu s’arrache à sa nature sensible : l’enfant ne s’exprime qu’à la troisième personne avant de découvrir le « je » et ainsi de s’affirmer lui-même comme sujet pensant. Voyons comment l’auteur l’explique dans l’Anthropologie du point de vue pragmatique :
« Posséder le Je dans sa représentation : ce pouvoir élève l’homme infiniment au-dessus de tous les autres êtres vivants sur la terre. Par-là, il est une personne ; et grâce à l’unité de la conscience dans tous les changements qui peuvent lui survenir, il est une seule et même personne, c’est-à-dire un être entièrement différent, par le rang et la dignité, de choses comme le sont les animaux sans raison, dont on peut disposer à sa guise ; et ceci, même lorsqu’il ne peut pas dire Je, car il l’a dans sa pensée; ainsi toutes les langues, lorsqu’elles parlent à la première personne, doivent penser ce Je, même si elles ne l’expriment pas par un mot particulier. Car cette faculté (de penser) est l’entendement.
Il faut remarquer que l’enfant qui sait déjà parler assez correctement ne commence qu’assez tard (peut-être un an après) à dire Je ; avant, il parle de soi à la troisième personne (Charles veut manger, marcher, etc.) ; et il semble que pour lui une lumière vienne de se lever quand il commence à dire Je ; à partir de ce jour, il ne revient jamais à l’autre manière de parler. Auparavant il ne faisait que se sentir ; maintenant il se pense. »
Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, §1.
Il est intéressant de voir à la lumière de l’analyse de Kant, qu’en plus de faire évoluer le statut de l’individu vis-à-vis de lui-même, le je permet à l'homme de s’élever au-dessus du reste de la nature, notamment des animaux. Kant étant moraliste, ce raisonnement est très important d’un point de vue moral puisque comme il l’indique dans le texte, on peut : « disposer à sa guise » d’un animal justement du fait que celui-ci n’ait pas la faculté de penser, induite justement par l’utilisation du « je » pour se qualifier lui-même. C’est exactement à cet endroit que l’un des axes de distanciation entre Kant et Nietzsche s’opère. La réflexion de Nietzsche est en effet la suivante : la conscience ne peut à elle-seule être à l’origine d’une identité car il existe, comme nous l’expliquions en introduction, une vie pulsionnelle chez chaque individu, laquelle est, soit dit en passant, inconsciente. Contrairement à Kant ainsi que bon nombre de philosophes avant et après lui, Nietzsche pense quant à lui que la conscience n’est que la – petite – partie visible d’un énorme Iceberg. La partie la plus importante et invisible étant toute la vie inconsciente qui nous détermine et conditionne notre comportement à notre insu. La conscience est, sous Nietzsche, au mieux, un instrument, une faculté développée pour des besoins de communiquer mais certainement pas le plus grand privilège donné à un être vivant comme le voudrait tout l’imaginaire construit autour d’elle. C’est dans son ouvrage Humain Trop Humain qu’il défendra cette idée :
« La conscience n’est qu’un réseau de communications entre hommes ; c’est en cette seule qualité qu’elle a été forcée de se développer : l’homme qui vivait solitaire, en bête de proie, aurait pu s’en passer. Si nos actions, pensées, sentiments et mouvements parviennent - du moins en partie - à la surface de notre conscience, c’est le résultat d’une terrible nécessité qui a longtemps dominé l’homme, le plus menacé des animaux : il avait besoin de secours et de protection, il avait besoin de son semblable, il était obligé de savoir dire ce besoin, de savoir se rendre intelligible (note : « de se faire comprendre ») ; et pour tout cela, en premier lieu, il fallait qu’il eût une conscience, qu’il sût lui-même ce qui lui manquait, qu’il sût ce qu’il sentait, qu’il sût ce qu’il pensait. Car, comme toute créature vivante, l’homme pense constamment, mais il l’ignore. La pensée qui devient consciente ne représente que la partie la plus infime, disons la plus superficielle, la plus mauvaise, de tout ce qu’il pense : car il n’y a que cette pensée qui s’exprime en paroles, c’est-à-dire en signes d’échanges, ce qui révèle l’origine même de la conscience. »
F. Nietzsche, Humain, trop humain
Si l’on se prend à faire le comparatif entre l’argumentaire de Nietzsche et celui de Kant, on se rend compte que l’un repositionne l’homme comme un simple être vivant parmi d’autres et que l’autre l’élève au-dessus. Nietzsche ne voit en la conscience rien de supériorisant pour l’homme, aucune transcendance : simplement une réponse naturelle pour sa propre survie, l’homme étant, comme il l’indique : « le plus menacé des animaux ». L’usage du terme « animal » pour qualifier l’homme a par ailleurs également son importance en tant qu’il nous confirme la nécessité pour Nietzsche de ne surtout pas sortir l’être humain d’un « système » naturel dont il fait partie intégrante, laissant d’une certaine façon penser à Spinoza considérant que l’homme ne peut être un : « empire dans un empire ». Le fait d’avoir conscience de ce qu’on ressent et conscience de ses mouvements nous est utile afin de nous protéger et de nous préserver, mais ne nous permet en aucun cas de devenir pleinement maîtres de nous-mêmes.
On peut alors se demander pour quelle raison la structure même du langage nous invite à nous indexer nous-mêmes par le « je ». Et là encore, Nietzsche a une approche assez simple, pourtant radicale pour l’expliquer :
« §16 Si j’analyse le processus qu’exprime la proposition “je pense”, j’obtiens toute une série d’affirmations téméraires qu’il est difficile, peut-être impossible de fonder ; par exemple que c’est moi qui pense, qu’il faut qu’il y ait un quelque chose qui pense, que la pensée est le résultat de l’activité d’un être conçu comme cause, qu’il y a un “je”, enfin que ce qu’il faut entendre par pensée est une donnée déjà bien établie, — que je sais ce qu’est penser. (…)
§17 En ce qui concerne la superstition du logicien, je ne me lasserai pas de souligner un petit fait bref que ces superstitieux répugnent à avouer, à savoir qu’une pensée vient quand elle veut, et non quand “je” veux ; c’est donc falsifier les faits que de dire : le sujet “je” est la condition du prédicat “pense”. Quelque chose pense, mais que ce quelque chose soit précisément l’antique et fameux “je”, ce n’est à tout le moins qu’une supposition, une allégation, ce n’est surtout pas une “certitude immédiate”. Enfin, c’est déjà trop dire que d’avancer qu’il y a quelque chose qui pense ; déjà ce “quelque chose” comporte une interprétation du processus et ne fait pas partie du processus lui-même. On déduit ici, selon la routine grammaticale : “penser est une action, or toute action suppose un sujet agissant, donc… » (…) peut-être les logiciens eux aussi s’habitueront-ils un jour à se passer de ce petit “quelque chose”, qu’a laissé en s’évaporant le brave vieux “moi”. »
Nietzsche, Par-delà bien et mal, paragraphes 16 et 17
L’existence du « je » ne serait donc qu’une habitude de
langage liée à une contrainte grammaticale. Une pensée vient à nous, comme nous
avons pu le voir plus haut, mais celle-ci étant consciente, la grammaire nous
impose de nous l’attribuer en disant « je pense ». Nietzsche y voit
une erreur : celle que cette formule suppose d’abord que j’en suis l’instigateur
ainsi que la cause. Or, c’est précisément ce qu’il est complexe de démontrer au
moins pour le motif que, comme précisé par l’auteur : une pensée vient
quand elle le veut et non pas quand le sujet le veut. Ainsi, l’activité de
pensée nous échappe et il serait plus judicieux de partir du principe que « quelque
chose pense » plutôt que quelqu’un. Pas forcément plus correcte, étant
donné qu’il est impossible de comprendre l’intégralité du processus de pensée,
cette formule reste néanmoins plus fidèle à la réalité. Le raisonnement de Nietzsche
remet donc non seulement en question l’idée que le moi puisse être une entité à
part entière, mais également l’idée que la pensée soit un acte ; celle-ci semblant
être dans l’esprit de l’auteur, plus proche d’un sentiment - au sens où le
sentiment est vécu et non provoqué – que d’un acte supposant l’action d’un
sujet pour l’exécuter.
4. Identité Une et Indivisible
Tout ce travail de déconstruction mérite au moins qu’on s’interroge sur la question de savoir quelle est la conception définitive de Nietzsche à propos du « moi », si tant est qu’on puisse considérer qu’il le fait à proprement parler. Et pour le philosophe allemand, il faut remettre le corps au cœur de l’équation car il est la pièce maitresse permettant de comprendre la pensée : le moi est donc tout à la fois corps et esprit. En témoigne ce passage d’Ainsi Parlait Zarathoustra : « Tu dis moi et tu es fier de ce mot. Mais ce qui est plus grand c'est [...] ton corps et sa grande raison : il ne dit pas moi, mais il est moi. » L’esprit n’est donc que la petite partie du rouage : la « petite raison », totalement pilotée par le grand manitou qu’est le corps : le « grande raison ». Comprendre ce qu’est le moi, c’est donc appréhender la subjectivité dans son ensemble, le penser comme corps et esprit, et non pur esprit. C’est également admettre l’existence d’un déterminisme physiologique inconscient lié à une réalité pulsionnelle qui gouverne le comportement humain.
Nous retrouvons donc le moi avec Nietzsche, mais complètement fractionné et presque insaisissable. Par toutes ces réflexions, nous mettons même un pied dans l’hypothèse de l’inconscient de Freud, qui pourra faire l’objet d’un prochain article dans la continuité.
Commentaires
Si j'ai bien saisi la philosophie de Nietzsche, celui-ci semble insister sur la pensée comme phénomène, plutôt que comme produit d'un sujet individuel ? Cela me fait penser à la conception de Spinoza d'un univers où tout est interconnecté Ainsi, chaque pensée ou action est inextricablement liée à tout le reste. Et comme semble le faire Nietzche également, Spinoza rejette la dualité cartésienne de la pensée et de la matière puisque pour lui, la pensée et l'étendue (la matière) sont deux attributs parmi une infinité d'autres de la même substance. J'ai cru comprendre que l'approche de Nietzsche est pratiquement similaire, ce dernier remettant en question la distinction traditionnelle entre le corps et l'esprit.
Par contre, j'ai eu plus de mal à saisir la 1ère partie "la guerre des pulsions". Ou alors je ne suis pas spécialement d'accord, je ne sais pas. J'aurais eu tendance à beaucoup plus mettre l'accent sur le rôle des affects. Quoi que, c'est probablement la même chose que les "pulsions dominantes" ? Mais peut-on réellement dire qu'un individu passe par "plusieurs identités" ? Pour moi il s'agit d'une seule et même identité, un seul et même individu qui a été affecté de différentes manières au cours de sa vie. Aussi, est-ce que les comportements qui en découlent témoignent nécessairement un sentiment de puissance et de sécurité ? Si on prend le cas d'une personne en dépression au point d'avoir des pensées noires et se faire du mal, je doute que cela ait été motivé par de tels sentiments.
La remise en question de la notion du "moi" comme source unique de la pensée est cruciale pour moi et j'irai plus loin en disant que les individus sont entièrement déterminés par des causes extérieures. Bon article qui s'inscrit dans une longue tradition philosophique de questionnement sur la nature de la réalité et la place de l'individu en son sein.
Dans un premier temps, je vous remercie d'avoir pris le temps de répondre. J'ai parcouru avec soin votre raisonnement spinoziste qui est lui aussi très intéressant : les deux auteurs étant déterministes, il est également intéressant de confronter leurs approches respectives. Leur façon d'appréhender le concept se distingue en plusieurs points que je vais humblement essayer de résumer dans ma réponse, en prenant le soin de suivre la ligne directrice de votre réponse.
1. Oui, on note dans le raisonnement de Nietzsche, la volonté de ramener la pensée à un phénomène et non plus un acte. Avoir conscience d'une pensée ne suffit pas à m'en rendre l'auteur. De même, la partie consciente de cette pensée à laquelle j'accède ne doit pas m'aveugler sur le fait qu'elle ne représente probablement qu'une infime partie d'un rouage beaucoup plus grand et complexe auquel je n'ai pas accès (hypothèse d'une réalité inconsciente).
2. Effectivement, on peut dire que Nietzsche et Spinoza se rejoignent dans leur prise de recul par rapport à Descartes, cependant il faut rester prudent car il y a une petite subtilité dans l'approche Spinoziste. Spinoza ne nie pas le dualisme, puisque pour lui l'homme est bien esprit et corps : il supprime plutôt l'idée d'une hiérarchie et d'une différence de nature entre les deux. C'est précisément en ce sens qu'il peut en faire par la suite, non plus deux choses différentes et hiérarchiquement inégales comme le fait Descartes qui positionne le Cogito au sommet de la chaîne, mais plutôt deux attributs d'une substance unique :
« L’Âme et le Corps sont un seul et même individu qui est conçu tantôt sous l’attribut de la Pensée, tantôt sous celui de l’Étendue » (Éthique, II, XXI, scolie).
Ce point est crucial car c'est précisément lui qui distingue Nietzsche de Spinoza. Chez Spinoza, l'âme et le corps sont deux attributs d'une substance unique et donc non-hiérarchisées, vision totalement cohérente avec sa philosophie du "Tout", qui fait de lui un philosophe panthéiste. Tandis que chez Nietzsche, on retrouve bel et bien l'idée d'une hiérarchie au profit du corps. Nietzsche remet le corps au centre de l'équation et relègue ce faisant, la conscience au rang de simple outil au service du corps qu'il appelle aussi : "la Grande Raison". Il ira même jusqu'à affirmer que :
“La conscience est la dernière et la plus tardive évolution de la vie organique, et par conséquent ce qu'il y a de moins accompli et de plus fragile en elle. ” 1/3
Pour vous qui mentionnez Spinoza, on peut d'une certaine façon comparer la volonté de puissance de Nietzsche au Conatus de Spinoza et sa fameuse "puissance d'agir". C'est la volonté de puissance qui fait que les animaux chassent pour se nourrir, se confrontent à d'autres. C'est également elle qui fait qu'un virus se démultiplie automatiquement lorsqu'il pénètre l'organisme : vivre, c'est croître, se développer, instinctivement et indépendamment de toute morale. Les insectes nous piquent, non par méchanceté, dit Nietzsche, mais parce qu'eux aussi veulent vivre.
L'être humain fait partie intégrante de ce système qui va se manifester en lui à travers la pulsion. Chaque être est un ensemble de pulsions qui s'entrechoquent ou au contraire collaborent. La partie consciente de notre comportement auquel on a accès n'est qu'un effet de surface, il y a une lutte inconsciente en arrière-plan en chacun de nous. L'impression d'avoir une "identité unifiée" est illusoire et émane du fait qu'il est possible d'avoir un édifice pulsionnel relativement stable. 2/3
A l'inverse, la force réactive est trop faible pour la confrontation directe et va affirmer sa puissance de façon indirecte et détournée : c'est le profil que Nietzsche appelle "faible". C'est le cas du schéma dominant/dominé dans une relation de couple. Le dominant est dans l’affirmation, et semble donc écraser le dominé. On pourrait alors se dire que le dominé ne tire aucune puissance de la situation, alors que c'est simplement qu'il le fait différemment : sacrifices, dévouement, don de soi etc. Toutes ces actions ont pour but d'un jour, reprendre le dessus en gagnant le cœur du dominant :
« Et sacrifices, et services rendus, et regards amoureux, ce sont encore de manifestations du vouloir de puissance. Par des chemins détournés, le plus faible s'insinue dans la place forte et gagne jusqu'au cœur du puissant ; et là, il lui dérobe sa puissance.»
Cf. Ainsi parlait Zarathoustra, « De la maîtrise de soi »
Et attention à bien retenir que tout le processus décrit n'est pas forcément conscient.
Bien sûr que l'affrontement peut affaiblir, que l'adversité peut réduire la volonté puissance à néant, comme c'est le cas pour les personnes dépressives. Il y a donc bien un lien entre "affection" chez Spinoza et confrontation chez Nietzsche. Les deux ont une résultante sur l'individu. Chez Nietzsche, la dépression est un signe de mort, car ce qui ne cherche plus à croître, à vivre est comme mort. Comme il le dit dans l'Antéchrist :
"La vie est, à mes yeux, instinct de croissance, de durée, d'accumulation de forces, de puissance: là où la volonté de puissance fait défaut, il y a déclin."
Pour conclure, on passe par plusieurs identités car la confrontation bouleverse la structure pulsionnelle, et peut nous faire agir différemment dans le temps, selon ce à quoi on est confronté.
J'espère avoir été le plus complet et clair possible, mais je me tiens disponible pour si besoin. Un grand merci en tout cas pour avoir poussé ma réflexion dans des horizons non-explorés dans l'article. 3/3
Bien à vous,
Johan B.
Merci pour ces éclaircissements sur la philosophie de Nietzsche qui m'est un peu inconnue à vrai dire. Mais la façon dont vous en parlez me pousse à m'y intéresser plus profondément ; raison pour laquelle je compte acheter beaucoup plus de livres orientés sur sa philosophie.
En tout cas, impatiente de lire votre prochain article philosophique.
Bonne soirée.