24 mars.
Nous sommes le 24 mars et la trentaine frappe à ma porte. Je m’observe dans la glace pour confronter ce visage transportant ces trente longues années qui me reflètent : ces quelques rides naissantes et ces poils grisonnants qui narguent ma jeunesse. Me voici, entre tristesse et nostalgie, à m’interroger, non sur le sens de la vie elle-même comme dans mon enfance, mais sur la raison pour laquelle le passé devient si séduisant à mesure que le temps passe.
Tableau : La persistance de la mémoire, Salvador Dalí
Vieillir, quel drôle de phénomène.
Les années défilent, les épreuves nous marquent, les gens viennent puis s'en vont. Et le poids de tous ces éléments, amplifié par le temps, vient se déposer sur notre corps, rendant notre regard plus assuré et nos traits plus forts. Il nous donne cet air si responsable qui rassure les enfants. On en embellirait presque au mépris du fait que ce rendu ne soit que le résultat d'un nombre incalculable de pertes et d'acceptations. Il n’en reste qu’un sentiment amer qui fait naître une nostalgie de la beauté des choses telles qu’elles étaient avant.
Ainsi, des années durant, j’ai voulu reproduire le passé, revivre des évènements marquants : rendre visite à ce vieil ami dans cette même ville pour reparcourir cette rue ensemble, près des bâtiments de cette école dont les fondations soutiennent en quelque sorte le poids de tous ces souvenirs heureux. Rien de tout cela n’a physiquement changé : cette rue, ce café, ce terrain, ce hall d’immeuble qui ont vus naître tous nos rêves sous forme de paroles sont toujours les mêmes. Alors d’où diable vient ce sentiment amer ?
Toutes ces choses qui ont autrefois fait mon bonheur semblent n’être devenues qu’un engrais pour mes regrets futurs. De même, la flamme ardente de cette âme jeune et pleine de fougue qui pensait par sa détermination pouvoir bouleverser l’ordre du monde s’est comme éteinte en moi. Alors, par ces tentatives désespérées de revivre le passé, j’essaye de me convaincre qu’il n’est pas trop tard, que rien n’est impossible et que ma volonté seule suffira à la raviver. Mais il n’en n’est rien. Et c’est seulement maintenant que je réalise que ce qui m’empêche d’éprouver la même joie qu’autrefois devant toutes ces sources de bonheur n’est rien d’autre que la mort du garçon qui savait les apprécier avec ses yeux et son cœur d’innocent.
La nostalgie ne consiste pas à chercher le même plaisir à l’écoute de cette musique ou à la visite de ce lieu qu’on a tant aimé, mais à s’efforcer de retrouver la personne pour qui toutes ces choses ont un jour eu de la valeur ; cette personne insensible à la noirceur, cette âme si jeune qui savait détourner le regard sur l’imperfection et ainsi profiter pleinement de chaque instant.
Je parcours cet album photo, les souvenirs abondent et m’émeuvent car le passé semble toujours imbibé de la nostalgie d’une époque trop délaissée, d’un instant insuffisamment apprécié ou d’une minute dont on n’a pas su saisir l’importance. Et sur cette photo sur laquelle je me trouve si joyeux, comblé par cette époque aujourd’hui révolue, ce qui me manque n’est peut-être pas seulement le rythme de vie, le lieu, l’ambiance, ou encore les gens, mais plutôt l’heureuse personne que j’étais autrefois.
Certains souvenirs ne doivent pas être reproduits, comme certaines œuvres ne devraient pas être modernisées, au risque d’en faire ressortir les défauts qu’on a toléré autrefois. Je suis adulte, non par le vieillissement de mon corps, mais parce que tout n’est plus aussi beau qu’avant.
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